PRANAYAMA
Parution revue Linga numéro 33 – janvier / avril 1991 – Auteur Christian Coupé
« Lorsque le souffle est agité, l’esprit est agité. Lorsque le souffle est immobile, l’esprit est immobile, le Yogin atteint la fixité. C’est pourquoi l’on doit arrêter le souffle. »
Hatha Yoga Pradîpikâ, II-2
Pranayama : Le Souffle de Vie
Quel pratiquant n’a pas remarqué combien le souffle devient court et difficile dans certains âsana ? Qui songerait à nier sérieusement l’importance de la qualité du souffle dans la pratique du Yoga ?
Et pourtant, ce souffle dont on ressent l’importance, confusément tout d’abord, puis de façon de plus en plus précise dans la voie du Yoga semble en France être curieusement mésestimé, voire passé sous silence. Alors ! Risque physiologique, prudence littéraire face à une puissance potentielle aux effets mal maîtrisés, inadéquation d’exercices trop contraignants au mode de vie occidental, ou renoncement devant la complexité du sujet ?
Quoi qu’il en soit, le souffle est une composante majeure de chaque posture, de chaque exercice. Tantôt calme et ténu dans les exercices de concentration, tantôt sonore et contrôlé dans les âsana de puissance, quelquefois très rapide pour favoriser les périodes de rétention, il est omniprésent et sa mise en œuvre obéit à des règles précises.
La respiration du Yoga comprend trois éléments : l’inspiration (pûraka), la rétention (kumbhaka) et l’expiration (rechaka).
La durée de chacun des trois temps a elle aussi son importance et varie en fonction du contexte d’application et des effets que l’on cherche à obtenir. L’inspiration comme l’expiration s’effectue dans la quasi-totalité des cas par le nez. La respiration par la bouche n’intervient que dans de rares exercices tels que shîtali prânâyâma (respiration rafraîchissante) ou simhâsana (posture du lion).
Le va-et-vient incessant du souffle dans le corps véhicule les énergies mises en œuvre lors des postures. De plus, il est un excellent moyen de concentration. Dans une posture, par exemple, l’action, le souffle et la pensée forment les trois pôles d’un triangle imaginaire où l’équilibre et la stabilité de l’un agit sur les autres. La stabilité de la pensée détermine la lenteur et la profondeur du souffle. Ainsi, par l’application de temps d’inspiration, de rétention et d’expiration et l’adoption de mantra (formules magiques utilisées pour fixer la pensée, comme SO HAM ou HAM SA), on parvient à ressentir le rôle de lien, de véhicule du souffle.
Cependant, face au mutisme ou à la prudence occidentale, il convient de souligner l’importance du prânâyâma dans les textes traditionnels. « On identifie généralement huit degrés dans le yoga : les réfrènements, les disciplines, la posture, le contrôle du souffle, le retrait des sens, la concentration, la méditation et l’identification » (Yoga-Sûtra de Patanjali, II-29).
Le contrôle du souffle est donc l’un des degrés du yoga et comme la posture, la concentration ou la méditation, il ne peut être négligé pour qui veut progresser dans cette voie. Patanjali ajoute encore « Après avoir assimilé la posture, on en vient au contrôle du souffle qui consiste à arrêter les mouvements d’inspiration et d’expiration. » (Y.S. II-49).
Et « Le contrôle du souffle conduit au dépassement de la perception des objets extérieurs ou des visualisations intérieures, ainsi se lève le voile qui empêchait la clairvoyance. » (Y.S. II-51 et 52).
Ces quelques citations soulignent l’importance du souffle, non seulement dans la pratique des postures mais comme véritable étape en soi, permettant d’avancer vers la réalisation. Certains textes traditionnels mentionnent également l’importance du souffle pour la stabilité de l’esprit : « Lorsque le souffle est agité, l’esprit est agité. Lorsque le souffle est immobile, l’esprit est immobile, le yogi atteint la fixité. C’est pourquoi l’on doit arrêter le souffle. » (Hatha Yoga Pradîpikâ, II-2).
PRANAYAMA : Mise en œuvre et effets dans la pratique
Chaque posture, chaque exercice de concentration ou de méditation met en œuvre une respiration appropriée. Dans les âsana de puissance, tels que les guetteurs (Caturangadandâsana), ou le corps entier (Purvottanâsana), un souffle sonore (ujjâyin) et puissant fournit une aide précieuse au maintien de la posture.
Dans les exercices de torsion comme Ardha-matsyendrâsana ou Marichiâsana, la mise en place d’un souffle abdominal lent permet de « décongestionner » les muscles de la ceinture abdominale et d’oublier l’inconfort de la posture par la répétition d’un mantra rythmant l’inspiration et l’expiration.
Dans la respiration alternée (Nâdî shuddhi), on bouche une narine et l’inspiration ou l’expiration se fait par l’autre narine. Le souffle en empruntant alternativement un seul canal énergétique (nâdî) stimule les centres d’énergie subtile (chakra), harmonise les courants (idâ ou courant lunaire à gauche et pingalâ ou courant solaire à droite) et purifie l’ensemble du corps énergétique.
Dans les exercices de concentration Nasagra Drishti (fixation du bout du nez) ou Shâmbavî mudrâ (fixation du point intersourcillier), la respiration de plus en plus lente et ténue associée à un mantra participe à la fixation du mental sur l’objet de concentration et évite sa dispersion par de multiples pensées parasites.
PRANAYAMA : La pratique du souffle dans les textes traditionnels
Un grand nombre de textes traditionnels mentionnent l’utilisation du souffle ou prânâyâma dans la pratique du Yoga. Certains tels le Hatha-Yoga Pradîpikâ, les Yoga-Sûtra de Patanjali ou la Yogatattva Upanishad, décrivent de façon précise pourquoi il faut pratiquer le prânâyâma, comment il faut le pratiquer et quels en sont les effets.
Patanjali définit le prânâyâma comme « l’arrêt du mouvement d’inspiration et d’expiration après avoir réalisé l’âsana. » (Y.S. II-49). Le contrôle du souffle et sa suspension ne sont pas utilisés uniquement dans le tantrisme (voie pratique de réalisation permettant l’expansion de la conscience et des facultés humaines basées sur l’existence d’un corps énergétique et subtil) mais ils sont aussi présents dans plusieurs formes de Yoga.
Le yoga tantrique utilise le prânâyâma pour le réveil de la kundalinî (racine de l’être humain, et de sa vie la plus profonde, pelotonnée ou endormie dans le mulâdhâra-cakra qui est le centre d’énergie situé à la base du corps humain). Par contre le Dhyâna-Yoga (yoga purement méditatif) réalise le prânâyâma pour régulariser et suspendre le flux mental. Le Hatha-yoga se sert aussi du souffle pour déplacer la conscience de la périphérie vers les couches les plus profondes de la corporéité.
Patanjali décrit de la façon suivante la pratique du prânâyâma dans les Yoga-Sûtra (II-50 à 53) : « Les mouvements de l’énergie respiratoire, vers l’extérieur dans l’expiration, ver l’intérieur dans l’inspiration et bloqués dans la rétention, doivent être dirigés sur des points précis et réglés selon une cadence et sa répétition. Ils sont prolongés ou brefs. » « Ainsi se lève le voile qui empêchait la clairvoyance et désormais le mental gagne la capacité de concentration. »
Non seulement les trois temps de la respiration y sont décrits, mais les possibilités offertes par la maîtrise du souffle sont également mentionnées.
On peut souligner la dernière phrase qui montre que la maîtrise du souffle est une étape importante puisque c’est elle qui permet la capacité de concentration. Que penser alors des pratiques de concentration, voire de méditation s’adressant à des gens qui ne possèdent aucune connaissance et encore moins de maîtrise des processus de leur propre souffle ?
Les lignes qui suivent, tirées de la Yogatattva Upanishad (La Vraie Nature du Yoga) décrivent de façon fort intéressante et très imagée les effets et les « pouvoirs » engendrés par la maîtrise du souffle : « Lorsque l’on tient ainsi le souffle, la transpiration se fait abondante et il est nécessaire de masser le corps. Plus tard, le corps se met à trembler alors même que l’on est assis dans la posture du lotus. Et si l’on avance encore dans ce type de pratique paraît le phénomène dit « la grenouille » : l’adepte assis dans la posture du lotus saute et bondit comme une grenouille. Plus tard, ces mouvements cessent mais le corps se soulève au-dessus du sol, et bien qu’étant assis dans la posture du lotus, l’adepte se déplace sans toucher terre. Apparaissent également d’autres phénomènes surhumains mais il se gardera d’en faire état. Il ne dira pas non plus que maintes misères corporelles lui seront désormais épargnées. » (Yogatattva Up. 52 à 55).
Certains n’auront pas manqué de relever la recette de la lévitation ! Cependant sous l’apparente simplicité de cet exposé, se cachent des pratiques précises et fort longues.
Il faut également souligner la nécessité d’avancer dans cette voie avec progressivité et précision car ces pratiques ne sont jamais anodines et peuvent même se révéler dangereuses. Le Hatha Yoga Pradîpikâ mentionne d’ailleurs la nécessité de progressivité : « De même qu’un lion, un éléphant ou un tigre ne sont domptés que progressivement, de même le souffle doit être contrôlé par degré, lentement, autrement il tue le sâdhaka lui-même. » « Le prânâyâma correctement exécuté détruit toutes les maladies. Mais une pratique incorrecte engendre toutes les maladies. » (Hatha-Yoga Pradîpikâ, II-15 et 16).
Les choses ne peuvent être plus claires, et c’est de la justesse de la pratique que dépend son efficacité. Cette pratique juste ne peut d’ailleurs s’acquérir qu’avec une permanente attention et l’enseignement d’un professeur ou d’un maître. Une pratique approximative ou désordonnée ne mènerait à rien dans le meilleur des cas et risquerait de provoquer des troubles non négligeables en cas de persévérance.
PRANAYAMA : Le Souffle : de l’originel à l’ultime
« L’Univers, tout comme le corps des êtres vivants, est manifestation d’un souffle support du Verbe. C’est par le souffle que le grand dieu, Shiva, crée et détruit les mondes. » (Shîva-svarodaya, 21).
On conçoit aisément que la vie commence par un souffle et s’achève sur un souffle. Cependant, en fait, le souffle règle toutes les étapes de la vie de l’adepte de Yoga : naissance, prise de conscience, expériences et pouvoirs, perfection, délivrance.
Des passages déjà cités situent le souffle par rapport à certaines étapes du Yoga et insistent sur la nécessité de prendre conscience de son rôle. Les quelques phrases qui suivent illustrent l’importance du souffle pour la connaissance et l’acquisition de pouvoirs et comme moyen d’atteindre la perfection et la délivrance.
« Cette connaissance de la naissance du souffle de vie est plus secrète que le plus secret des secrets. C’est par elle que l’on peut connaître ce qui est bénéfique ou maléfique. Elle est la clé de toutes les sciences. » (Shîva-svarodaya, 11).
« La naissance du souffle de vie est plus subtile que ce qui est subtil. Elle est le principe merveilleux de la possibilité de connaître. Elle permet de percevoir la réalité profonde. Elle étonne les incrédules. Elle et la source du pouvoir de ceux qui la possèdent. » (Shîva-svarodaya, 12).
« Lorsque la puissance du souffle s’élève, tout le flot des autres activités est refoulé : peu à peu, au moment où le fourmillement est ressenti, la suprême volupté se propage. » (Vijnâna Bhairava Tantra, V, 44).
Ces quelques citations évoquent les pouvoirs et l’état de plénitude obtenus par la pratique du prânâyâma. Que l’on parvienne ou non à ces états de puissance engendrés par la maîtrise du « souffle de vie » n’a que peu d’importance, en revanche, ce qu’il est important de retenir, est que la pratique du prânâyâma est indissociable de celle du yoga.
PRANAYAMA : La maîtrise du souffle : pratique, progressivité, enseignement
Seule la pratique importe. Pour celui qui ne fait pas, il est difficile d’expliquer, car il ne comprendra pas. Le souffle ne révèle ses secrets qu’à celui qui pratique. Cependant, compte tenu de la puissance de l’énergie du souffle, prudence et progressivité s’imposent. Certaines phrases ne sont pas à prendre au pied de la lettre et nécessitent l’explication d’un maître ou d’un enseignant.
En définitive, malgré la difficulté du parcours et le travail énorme à fournir, la maîtrise du souffle est une étape fondamentale car « Le yoga se révèle lorsque le flot du souffle s’arrête. » (Hymnes d’Abhinvagupta, 4).
Créée en 1990, la revue LINGA proposait des articles de fond sur la métaphysique, la philosophie et les techniques du yoga. Le contenu s’est ensuite orienté exclusivement vers le tantrisme (shivaïsme, hatha-yoga, etc.).
Beaucoup d’écrivains connus ou non ont participé à la revue. Citons par exemple: Tara Michael, Pierre Feuga, Roger Clair, T.K. Sribhashyam, C. Campagnac-Morette, François Lorin, Jean Delanoix, Christian Pisano, Jacques Vigne, Martine Huon, Christian Tikhomiroff, Jean Papin, G.C. Jagirdar, Alain Porte, Robert Dumel, Rodolphe Millat, Maryvonne Joly, Christian Coupé, etc.
La publication a cessé avec le N°58.
Sources bibliographiques :
Tara Michaël : Hatha Yoga Pradipika
Upanishads du Yoga, traduction Jean Varenne
Yoga sûtra de Patanjali
Hymnes d’Abhinavagupta, traduction Lilian Silburn
Shîva-svarodaya, traduction Alain Danielou, préface Jean Varenne.